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Moi, la crise, ça me rassure. Pour quelqu’un comme moi, qui a ses petites habitudes, son petit train-train, de voir que rien ne change, c’est réconfortant. J’aime pas l’imprévu, c’est plus fort que moi.
Crise financière, qu’ils disent. Mais non, c’est la crise du système capitaliste dans son ensemble. Y’a qu’à voir comment les grands de ce monde s’agitent pour porter secours à ce système dont ils sont les seuls bénéficiaires...
Si ce n’était qu’une crise financière, ils n’appelleraient pas à une « refonte du capitalisme », il suffirait d’interdire la spéculation. Simplement. Car enfin, qui a déjà vu, sur le marché de la place Chapou, une armée de traders s’agiter dans tous les sens, acheter 15 fois le volume de pommes de terre disponible, le revendre et répéter 6 fois l’opération dans la matinée, sans avoir un seul euro en poche ??? C’est pourtant le principe de la Bourse. Et tout ce fric gagné par ces parasites, il ne s’invente pas, c’est autant qui est soustrait du revenu des agriculteurs, des artisans des salariés, bref, des revenus du travail !
Mais moi, ça me rassure, car on connait tout ça par cœur, c’est vieux comme le capitalisme. Quand je lis un livre, je commence toujours par la fin, c’est comme ça, j’aime pas l’incertitude. Et ben là, pas besoin, je connais déjà la fin : un continent qui s’enfonce dans la récession car les plus riches continueront de s’empiffrer ; faisant le lit des fanatismes et du fascisme, une bonne guerre, des millions de morts et de malheureux, et enfin quelque chose à reconstruire. Car tel le phœnix renaissant de ses cendres, le capitalisme à la faculté de toujours renaitre d’un bon charnier. Moi, ça me rassure...
Au boulot, c’est pareil, j’aime pas l’imprévu. C’est pour ça que je bosse au Trésor. Chaque jour, c’est pareil, pas de surprise. Une bannette qui déborde, des collègues jamais remplacés, et un salaire, qui lui non plus ne change pas.
Mais ce que j’aime par dessus tout, ce sont les statistiques. Et je suis gâté !
J’aime bien, d’abord parce que c’est facile à faire. Il suffit de rentrer des chiffres dans des colonnes. C’est bien plus facile à faire que du visa de mandats, pourtant plus on est gradé, plus on fait de statistiques... C’est comme ça, quand on ne sait rien faire, on fait des stats, ça occupe et ça donne l’illusion d’être indispensable. J’aime bien aussi, parce que c’est joli, les statistiques. Des fois, quand on a été bien été sage, le chef nous donne une brochure sur papier glacé, avec plein de jolis graphiques en couleur dessus. J’aime bien, je les garde tous dans mon tiroir au bureau.
En ce moment, on me demande plein de statistiques, surtout avec la crise... Déjà, en temps normal, on me demande de recenser le nombre de primes fioul, les évaluations sur des formations suivies il y a 1 an, le nombre de pièces de 50 € en circulation (des pièces en euro, mais utilisables uniquement en France, c’est malin, et c’est rare... Si j’en trouve une, je la garderais avec mes brochures en papier glacé), et plein d’autres choses, sans jamais oublier de retourner l’état néant. C’est important l’état néant, parce que sinon, ça fait pas joli dans le tableau. Des zéros, c’est plus joli que des cases vides. Avec des zéros, on peut faire plein de choses. Un jour j’ai réussi à faire la tête à Toto. Je pense que mon chef doit faire ça aussi. Faudra que je lui demande un jour.
En ce moment, mon chef, il doit être drôlement ennuyé, parce qu’il demande plein de statistiques. Peut-être qu’il a des actions Natixis et que ça l’inquiète. Moi non, si ma banque fait faillite, je lui dois plus d’argent qu’elle ne m’en doit, alors je serais gagnant. Il m’envoie même des enquêtes qui ne me concerne pas, mais pour le rassurer, je lui répond...
A Bercy, j’imagine Parini dire à son adjoint : « il faut qu’on fasse attention que les collectivités ne se trouvent pas en défaut de paiement ». Mazauric au sous-directeur des collectivités locales : « ce serait bien d’avoir quelques éléments sur le risque de défaut de paiement des collectivités » Le sous directeur au chef de bureau : « faites une étude sur les risques de défaut de paiement des collectivités » Le chef de bureau au chef de service concerné : « il faut quantifier les risques de défaut de paiement. » Le chef de service concerné au réseau : « indiquez moi pour chaque collectivité le risque de défaut de paiement en m’indiquant s’il est lié à une restriction du crédit ou à la difficulté de toucher un crédit souscrit. Vous avez deux semaines. » Et le réseau se lance à répondre. Personne ne sait sur quel critère seront basés les réponses, mais ce n’est pas grave : comme près de 3.000 chef de poste répondront, on peut espérer que les erreurs des uns compenseront celles des autres. Et si ce n’est pas le cas, de toutes façons, tout le monde s’en fiche : une fois que la stat sera donnée au DG et au ministre, tout le monde se fichera qu’elle soit pertinente ou non. On aura quand même brillé.
C’est sans doute comme ça qu’à partir d’une question très légitime, une machinerie administrative en surchauffe crée une procédure au résultat très aléatoire, sans se demander si la méthode peut donner des résultats pertinents. Ni surtout évaluer son coût. Cette même administration qui demande à tous ses agents de veiller à être toujours plus efficace, mais ne s’interroge jamais sur l’efficacité de ses procédures.
Mark Twain a écrit un jour : « Les faits sont têtus. Il est plus facile de s’arranger avec les statistiques » Je crois bien que c’est pour ça qu’ils me demandent tant de statistiques : pour occulter les faits, qui eux, ne leur donnent pas raison.
Je me souviens, il y a quelques années, la DG s’était engagée à réfléchir à ses demandes de statistiques. A privilégier des études sur échantillons à des études exhaustives. A rendre compte des résultats de l’étude. A se demander s’il n’existe pas d’autre moyen que la demande de stat au réseau, et à toujours privilégier les études automatisées aux demandes de recherches et calculs manuels. Et à toujours donner aux personnes chargées de réaliser l’étude les outils et les moyens nécessaires à leur réalisation. Vous me direz qu’il s’agissait de simple bon sens. Sûrement. Mais le bon sens s’est visiblement dissous dans la fusion.
En attendant, un conseil : faites comme moi, achetez un classeur épais pour pouvoir classer toutes les demandes de stats qui pleuvent. D’ici noël, à ce rythme, il sera plein. On pourra en faire des guirlandes... J’aime bien décorer le bureau pour les fêtes.
Article publié le 24 octobre 2008.